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Nous quittons le Sénégal par la porte de la Casamance, cap sur l’Amérique. Cela fait
quelques jours que nous préparons cette transat : rangements, nettoyages,
vérifications. Nous pensons à chaque instant à cette traversée. On nous en a
tellement parlé. « Ah oui, tel bateau a fait une semaine de moteur, il avait pétole
(bon aller, on prend deux bidons de gasoil en plus). Un autre a traversé en quinze
jours, sans faire de quart ni de veille. Pas de problème, il n’y a personne. » Les
histoires de fortunes de mer vont bon train : tempête, attaque de baleines,
rencontres plus ou moins fatale avec un cargo, un container ou des pirates. Le
témoignage de Patrick et Noëlle du bateau Utopie nous laisse songeur : « la
difficulté est dans la longueur, on en ressort différent ».
Nous voilà sortis de la passe de Djifer, la nuit est tombée, nous réalisons à peine
que nous nous lançons pour le traversée de l’Atlantique. Cela fait des semaines, des
mois que nous y pensons, lisant et relisant les cartes et les instructions nautiques
sur la meilleure route à suivre. Nous imaginons des scènes de la traversée, répétant
mentalement le largage du radeau de survie, le ramassage des poissons volants sur le
pont au petit matin, la phrase que nous déclamerons en voyant la silhouette de la
première terre…
Nous mettons le cap au sud du Cap Vert, avec un vent de travers pour ensuite mettre
le cap sur la Guyane avec des vents et courants porteurs. Nous prenons le rythme des
quarts, chacun trois heures dehors pour veiller sur les cargos, le vent, la mer et
ne pas manquer un lever ou un coucher de soleil. Notre principale activité est de
dormir, sinon, nous nous reposons et nous mangeons. Après quatre jours de mer, nous
ne sommes pas encore bien amarinés et descendons un minimum à l’intérieur, juste le
temps de cuire des pâtes ou faire un point. Nous assistons simplement à notre
traversée.
Avec une moyenne de 130 miles par jour, nous reportons notre position sur la carte
et regardons admiratifs, perplexes, pensifs, rêveurs notre route se dessiner et ce
qui reste encore à parcourir. Avec le compas, nous calculons : ce soir, nous avons
fait 1/3 de la route (apéro), nous venons de faire 1000 miles (apéro), il ne nous
reste plus que 1000 miles (apéro). Notre réserve de jus d’orange en prend un coup !
(nous ne supportons pas d’alcool en navigation mais le pineau des Charente nous
attend à terre !).
30 avril : 10 nœuds de vent portant, mer belle, nous sortons notre arme secrète :
deux bambous de 6 mètres achetés à Ziguinchor en Casamance. Nous les fixons de
chaque coté du mât et avec un système de poulie, nous envoyons deux génois tangonnés
en ciseaux. Maloya est tiré par un gigantesque papillon blanc qui ondule au rythme
de la houle. C’est beau, ça marche et c’est génial ! Nous sortons les cannes à
pêche. Ce midi, pommes de terre sautées dans la graisse de canard avec du jambon
cru. Nous profitons maintenant de la traversée et nous avons plaisir à être là, au
milieu de l’océan. Nous avons même les dauphins et quelques oiseaux qui viennent
nous rendre visite de temps en temps.
1er mai. Sur Maloya, pas grand chose, nous apercevons notre premier cargo à
l’horizon et nous pêchons une petite dorade coryphène. Ce soir c’est pizza, nous la
mangerons demain. Par contre pour les européens, c’est une date importante avec
l’entrée de dix nouveaux pays. Nous suivons toute la journée les débats et infos sur
RFI. Nous écoutons beaucoup la radio en traversée, pour la météo et pour les infos
et reportages. Nous avons beaucoup de plaisir à suivre l’actualité des pays
traversés.
Les embruns et les alizés sont chauds, la mer est agitée et les vents toujours
portants. Les jours défilent et nous admirons chaque jour la lune se lever avec un
quartier de plus. Plus que cinq nuits de quart. Nous avons hâte d’arriver. Nous nous
racontons l’un l’autre ce que sera notre escale guyanaise, les différents emplois
que nous pourrons faire (c’est l’occasion de faire autre chose !), notre bateau
idéal, ce que nous ferons dans les dix prochaines années. Il faut dire que nous
avons le temps de cogiter et chaque jour se dessine un nouvel avenir.
Les miles, les livres et les quarts défilent. Nous sommes par 6°N et 48°W, le pot au
noir approche (zone de calmes et de grains entre les systèmes anticycloniques des
hémisphères nord et sud). Petite pluie de temps en temps qui se transforme en une
bonne averse voire une douche chaude. Avec le vent arrière, le cockpit et la
descente sont vite inondés. Repli stratégique à l’intérieur, nous confions le bateau
au pilote automatique seul. Nous faisons ainsi connaissance avec le pot au noir :
pluies, soleil, chaleur humide, pas de vent, rafales, averses… Nous changeons
souvent les voiles, en passant en un quart d’heure de génois et grand voile haute à
trinquette seule. Cette navigation sous les latitudes équatoriales n’a pas que des
désavantages et nous profitons d’une bonne averse chaude pour sortir le Tahiti
douche (sans les palmiers) suivi d’un bain de soleil.
Notre dernière nuit a été fatale pour le vit de mulet (articulation entre la bôme et
le mât). Sous une brusque rafale, le pilote ne réagit pas suffisamment rapidement et
la grand voile empanne brusquement. Annabel est à la barre et Hervé, vêtu des ses
seuls chaussures et harnais, affale la grand voile et amarre la bôme désarticulée
sur le pont. La voile est un peu décousue, mais pour le moment, il fait nuit noire
et la pluie est battante, nous verrons cela demain.
A l’approche des côtes, nous slalomons dans une armada de bateaux de pêche, de la
petite barcasse aux gros chalutiers. Tous s’affairent à pécher la crevette dans de
grands filets qu’ils traînent entre deux grand bras. Il est difficile de discerner
leur route, leurs feux de navigation sont mélangés aux spots de pont et ils changent
souvent de direction, faisant des allers retours ou de grands cercles.
Enfin la terre ! Elle se dessine après une bonne averse, lorsque la mer cesse de
fumer et les nuages remontent à leur altitude habituelle : deux îles montagneuses
plantées de cocotiers, comme dans les récits de pirates. Premières balises en vue,
nous pénétrons sur le fleuve Mahury, bordé de palétuviers et d’une végétation plus
qu’abondante. L’eau est marron jaune et les cris d’oiseaux ne manquent pas. Nous
longeons le port de commerce de Dégrad des Cannes (un des plus chers du Monde pour
décharger les conteneurs) et nous nous amarrons au ponton d’une petite marina, juste
au bord de la mangrove.
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